Pour Jacques Brosse, naturaliste et moine zen, l’engagement spirituel peut et doit être doublé par l’engagement écologique. L’exercice de la compassion est d’abord identification à autrui. Pour s’identifier, encore faut-il exactement connaître l’autre. Compassion et connaissance ne peuvent aller l’une sans l’autre. Un maître a dit : « Sagesse sans compassion n’engendre que l’orgueil, mais, sans sagesse, la compassion est aveugle. » Ce qui signifie qu’il faut connaître la nature pour la respecter et l’aimer.
L’engagement spirituel peut et doit être doublé par l’engagement écologique : ils sont complémentaires. « Aussi nombreux que soient les êtres, je fais le vœu de les faire tous parvenir à la délivrance », tel est le premier des quatre grands vœux que prononcent les moines zen. Ces êtres, ce ne sont pas seulement les hommes, mais tous les êtres vivants, y compris, dit un commentaire, le moindre brin d’herbe. Ces vœux sont ceux du bodhisattva, de celui qui, parvenu à l’Éveil, refuse la récompense ultime, la délivrance définitive, le nirvâna, afin de se mettre encore et encore au service des autres. Il est bien précisé que le bodhisattva fait passer les autres avant lui. Tel est pour nous l’exercice de la compassion, qui est d’abord identification à autrui, non-reconnaissance, dit maître Dôgen, du mien et du tien. Pour s’identifier, encore faut-il exactement connaître l’autre. Autrement dit, compassion et connaissance ne peuvent aller l’une sans l’autre. Un maître a dit : « Sagesse sans compassion n’engendre que l’orgueil, mais, sans sagesse, la compassion est aveugle. » Ce qui signifie qu’il faut connaître la nature pour la respecter et l’aimer. Un vrai bouddhiste est de toute nécessité un écologiste. Un Occidental qui aborde le bouddhisme doit nécessairement réviser ses vues sur le rapport de l’homme avec la nature. Il ne peut plus admettre que l’homme soit « la mesure de toute chose », comme le soutenait Protagoras, et moins encore les absurdes propos de Descartes sur les animaux-machines. Descartes pratiquait lui-même la vivisection, puisque les animaux ne pouvaient souffrir. Un bouddhiste ne peut pas non plus accepter la déclaration de Descartes qui est d’ailleurs un sacrilège « Grâce à la science, l’homme sera désormais le maître et le possesseur de l’univers. » D’une telle prise de position, nous voyons aujourd’hui les conséquences. Si je devais donner quelques-unes unes des raisons qui m’ont, pendant un temps, écarté du christianisme, je devrais mentionner le passage bien connu de la Genèse, où Yahvé dit à Noé et ses fils après le déluge : « Soyez la crainte et l’effroi de tous les animaux de la Terre et de tous les oiseaux du ciel, comme de tout ce dont la Terre fourmille et de tous les poissons de la mer ; ils sont livrés entre vos mains. »
Le traducteur de la Genèse de la Bible de Jérusalem, le P. de Vaux ajoute : « L’homme est de nouveau béni et consacré roi de la création comme aux origines, mais son règne pacifique devient une loi de crainte. En suite du péché de l’homme, le nouvel âge qui commence sera un âge de lutte des animaux avec l’homme et des hommes entre eux. » Un tel propos me scandalisait déjà quand j’étais enfant. Je ne pouvais admettre que la chute de l’homme ait entraîné celle de toutes les autres créatures, la Terre elle-même était devenue pécheresse, peccamineuse, comme on disait naguère.
Comment fonder une écologie sur de telles bases ? Si je me suis tourné vers le bouddhisme, c’est un peu, pas seulement bien sûr, à cause de cela : son respect absolu de la vie, de toute vie, sa condamnation de toute violence à l’égard de qui que ce soit. Ce principe éthique s’appuie sur l’interdépendance, la solidarité de tous les êtres et l’interdépendance est, je souligne, un concept majeur de l’écologie. Un autre différence essentielle entre christianisme et bouddhisme, qui n’est pas sans relation avec la précédente, concerne le problème du Bien et du Mal, cette dichotomie radicale, ce dualisme absolu sur lequel, pour ne prendre que l’exemple du christianisme, a tant insisté saint Augustin qui était, avant sa conversion, manichéen. Ce dualisme radical s’est infiltré dans la doctrine même de l’Église : les élus et les damnés. Cette position est à l’origine de l’abominable prédestination, mais aussi des guerres et pas seulement des guerres de religion -mais toutes les guerres ne sont-elles pas des guerres de religion, comme le prouveraient nombre d’exemples contemporains ? L’ennemi, c’est le Mal incarné.
La position du bouddhisme est tout à fait autre, et même presque opposée. Il n’existe pas de Bien ni de Mal en soi, le Bien et le Mal sont des notions seulement relatives et même subjectives, elles reposent sur un jugement. D’ailleurs, ne savons-nous pas que d’un mal peut naître un bien, mais aussi d’un bien un mal ? De cela nous faisons tous l’expérience quotidienne. À ce propos, je citerai un exemple historique bien connu, celui de l’Empereur Ashoka qui régnait au IIIe siècle avant notre ère. Peu après avoir triomphé de ses ennemis, Ashoka fut pris d’horreur par les souffrances qu’il venait d’infliger. Alors il se convertit au bouddhisme et s’employa dès lors à faire régner dans tout son empire la paix et le bien-être de tous ses sujets, y compris les animaux. Il proscrivit les sacrifices sanglants des brahmanes. Lui-même cessa de chasser et devint végétarien. Ashoka fit construire nombre d’hôpitaux et d’hospices pour les hommes mais aussi pour les animaux.
Le bouddhisme prohibe la chasse, le sort des animaux dans les abattoirs et, bien sûr, la vivisection. Il ne peut pas non plus admettre le concept d’animal nuisible et, comme on dit dans nos campagnes, d’ennemis des cultures, qui sont des prétextes à une extermination radicale, à l’usage massif de pesticides qui sont dangereux pour la santé humaine et deviennent inefficaces contre les insectes visés.
Ici, je me permettrai de vous citer un exemple que j’ai moi-même vécu. Au cours d’un séjour en Chine, au printemps 1981, je m’étonnais de ne pas entendre le moindre chant d’oiseaux. J’en demandai la raison et on me répondit qu’auparavant, le président Mao avait décrété les oiseaux ennemis du peuple puisqu’ils en dévoraient les récoltes. En conséquence, on les avait exterminés. Vous pouvez vous représenter le désastre écologique qui en résultait.
Or le bouddhiste comme l’écologiste soutient que le concept même d’animal nuisible n’a pas de sens. On parle d’infestation, mais quand il y a infestation, c’est toujours l’homme qui en est le responsable, direct ou indirect. Nous savons maintenant que tout animal, aussi insignifiant qu’il nous paraisse, est indispensable à l’équilibre du milieu où il vit. De cela le bouddhiste est tout autant persuadé que l’écologiste. Pour le bouddhisme, la condition humaine n’est qu’une des six conditions d’existence possibles dans le cycles des naissances et des morts, le samsâra, que chacun d’entre nous a à parcourir tout entier jusqu’à la délivrance finale, le nirvâna. Telle est la loi du karma qui régit tous les êtres sans exception. Cet aspect essentiel de la doctrine est beaucoup plus développé dans le bouddhisme tibétain que dans le zen, je laisse donc le soin au lama Dordje de vous l’exposer plus complètement. Je me bornerai à en tirer les conséquences qui sont pour moi évidentes sur le plan qui fait le sujet de ces entretiens. Ce qui ressort de la loi du karma, c’est que nous avons été, ou serons, pas seulement des êtres humains, mais, par exemple, des animaux, ceci en fonction de nos actes (karma signifie « acte »). Suivant nos actes, nous progressons ou nous régressons.
Pour le bouddhisme, la condition humaine est à la fois la plus noble et la plus périlleuse, elle est marquée par la souffrance mais elle seule peut conduire à l’Éveil. Tout être humain dispose du pouvoir de choisir, lui seul peut dépasser le samsâra, l’abandonner et atteindre la délivrance. Cette liberté de choix, nous l’appelons la conscience. L’idée d’une transmigration des âmes de vie en vie n’est point du tout étrangère à l’histoire spirituelle de l’Occident et elle y a eu des répercussions comparables à celles qu’elle a engendrées dans le bouddhisme : le respect de toute vie, le respect en particulier de l’animal. L’orphisme, la spiritualité des mystères, a parcouru toute la civilisation grecque des origines à son absorption dans le monde chrétien, grâce aux relais qu’ont été Pythagore et Platon, et finalement les néoplatoniciens. L’orphisme condamnait radicalement les sacrifices sanglants qui constituaient le fondement du culte collectif officiel, il prohibait la consommation de toute chair animale. La principale justification de ces interdictions, sans lesquelles il ne pouvait y avoir de vie spirituelle était la croyance en la métensomatose qui peut être rapprochée, mais non confondue, avec la rétribution karmique. Je vous rappelle, par exemple, la fameuse déclaration d’Empédocle dans ses Purifications : « Car je fus, pendant un temps, garçon et fille, arbre et oiseau, et poisson muet dans la mer. J’ai pleuré et sangloté à la vue de cette demeure inaccoutumée. » Or cet état d’esprit s’est prolongé longtemps, même après la venue du christianisme dont elle a influencé certains penseurs, par exemple Origène. Dans un de ses textes majeurs, Porphyre dit que si l’on veut mener la vie spirituelle on ne doit ni tuer les animaux ni consommer leur chair.
Certains biologistes actuels se demandent s’il n’y aurait pas lieu de rapprocher karma et hérédité. Quant à la notion de d’évolution, elle était courante dans le bouddhisme qui n’a pas attendu Darwin, comme, pour ce qui est de l’inconscient, le bouddhisme n’a pas attendu Freud et Jung. La conscience, c’est ce qu’a développé aux IV
e-V
e siècle de notre ère l’école Vijnâvâda, l’école de l’enseignement sur la conscience, d’Asanga et Vasubandhu. La conscience, pour nous, est le réseau d’appréhension privilégié de nous-même en tant qu’être indépendant qui n’existe que par les autres et pour les autres, elle est le réseau de relation avec l’autre et avec le monde, ce mode de communication, ou plutôt de communion. Or, cette conscience peut être somnolente et lucide, claire et troublée. Et cela dépend de nous. L’exercice de la méditation quotidienne vise à cela : la purification de la conscience jusqu’à ce qu’elle devienne le miroir dans lequel se reflète l’univers ou, pour le croyant, Dieu.
C’est cela que nous appelons l’Éveil. Et encore une fois, il ne dépend que de nous. Nous sommes entièrement responsable de cette évolution. Pour le zen, l’Éveil est l’accomplissement de l’homme, de ses potentialités, de leur réalisation. Un homme non éveillé n’est pas encore un homme. Tels sont, en bref, les principes du zen, du moins tels que je les ai compris et tels que je les enseigne. Mais le zen n’est lui-même que l’enseignement fondamental du Bouddha Çâkyamuni et sa mise en pratique. Cette pratique est pour nous le zazen, la méditation/contemplation dans la posture du Bouddha lors de son Éveil, posture qui réalise le parfait équilibre du corps, et par voie de conséquence celle de l’esprit, à partir duquel la conscience purifiée par l’ascèse peut percevoir différemment la réalité, dans la mesure où par elle-même, la posture permet de laisser de côté le mental et ses déformations, qui sont les fondements même du moi. Le zen est donc le reflet de cet enseignement fondamental, comme en est un autre le Vajrayâna, le bouddhisme tibétain, représenté ici par le lama Dordje.
J’en viens maintenant à des considérations plus pratiques et, je vous prie de m’en excuser, plus personnelles. Je vous ai dit que, devenu bouddhiste, j’étais néanmoins resté chrétien, ce qui demande, je crois, quelques explications. Ma femme, Simonne Jacquemard, et moi-même, nous avons été tous deux élevés dans le catholicisme le plus authentique et le plus rigoureux, elle par des religieuses et moi par des prêtres. Nous avons été l’un comme l’autre des enfants très pieux, très croyants. Je dois ajouter que de cette éducation nous avons gardé un excellent souvenir : elle nous a épanouis spirituellement. Elle nous a aussi donné quelques guides de conduite auxquels nous sommes restés fidèles, essentiellement l’amour du prochain. Mais, devenus grands (nous nous sommes connus très jeunes, nous avions 17 et 19 ans) et pouvant disposer de nous-mêmes, nous sommes devenus spontanément naturalistes et, bien que nous ayons étudié au Muséum national d’histoire naturelle à Paris, essentiellement des naturalistes de terrain, ce que l’on appelait alors non pas encore des écologistes, mais des protecteurs de la nature.
Il nous semblait en effet urgent, dans les années 50, de protéger une nature que l’homme moderne et la civilisation dite de consommation ne cessaient de dégrader. Depuis lors, nous avons vécu à la campagne, dans les bois, et nous avons consacré toutes nos ressources à la constitution de réserves naturelles, où la vie animale comme la vie végétale serait intégralement non seulement protégée, mais soutenue et aidée. Ainsi, nous avons élevé quantités de bêtes dites sauvages de toutes espèces. Par exemple, ma femme a élevé et apprivoisé vingt-cinq renards. Ceci pour mieux connaître cette
wildlife qu’est la nature. Notre intimité avec elle ne nous permettait plus de considérer la nature comme pécheresse, ce qui pour nous était d’ailleurs une offense au Créateur.
Aujourd’hui, j’enseigne conjointement et alternativement le bouddhisme zen et l’écologie, pas toujours d’ailleurs aux même personnes. Mais mes élèves dans le zen sont aussi des écologistes pratiquants. La plupart l’étaient déjà spontanément. Je n’ai eu qu’à les encourager dans cette voie. Quelle que soit leur profession : éducateurs ou danseurs, artistes ou infirmières, tous vivent à la campagne, cultivent leur jardin et leur potager, nourrissent les oiseaux, sont des opposants à la chasse. Nous formons une petite communauté monastique sdf. Je m’explique : notre communauté n’a pas, en tout cas pas encore, de domicile fixe. Les périodes de pratique intensive, en langage zen les
sesshins, qui sont plus ou moins longues, ont lieu là où on nous invite, par exemple au centre tibétain Dhagpo Kagyu Ling, dirigé en Dordogne par mon ami Jigme Rinpoché que représente ici lama Dordje, mais aussi dans les monastères catholiques, par exemple, l’abbaye bénédictine de Ligugé dont je connais bien l’abbé qui est devenu un ami. Du bouddhisme lui-même, je n’ai pu vous donner qu’un aperçu très partiel, et très partial, même, puisque c’est le mien.
Jacques Brosse
(né en 1922, mort en 2008, était naturaliste, moine zen, historien du christianisme et philosophe.)
© Source :
http://www.buddhachannel.fr/ - 19 mars 2009